Le passe-temps de M. Pike par Richard Grant
Le train fonça sans même s’arrêter dans la gare de Pikeville. Sur le quai, une douzaine de personnes attendaient, immobiles.
De la poussière vola au passage du convoi de marchandises. Un long sifflement s’échappa de la locomotive. Puis le train passa sur un pont et devant une ferme où un homme sur un tracteur lui fit un signe de la main.
─ Le sifflement est étonnant, déclara Mc Pherson.
Comment avez-vous fait ?
M. Pike sourit pour la première fois de la soirée :
─ Il y a un récepteur miniaturisé dans la locomotive. Le transformateur envoie le signal qui est capté par un petit haut-parleur. Le train serpentait maintenant à travers les montagnes, puis il s’enfonça dans un tunnel.
Mc Pherson secoua la tête.
─ C’est stupéfiant ! Et vous avez tout construit tout seul ! Cela a dû vous prendre des années.
─ Oh, vous savez, c’est comme ça. On commence modestement, puis, petit à petit, les choses s’ajoutent les unes aux autres. Je n’avais pas vu aussi grand, au départ. Ça s’est fait peu à peu.
─ Oui, je vois. Ça m’est déjà arrivé, ce genre de choses. Il examina à nouveau le monde miniature qui s’étalait devant lui.
Je suis surpris que votre femme ait pris le bus. Avec ça j’aurais pensé qu’elle préférerait voyager en train.
M. Pike éclata de rire. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux gris.
─ Vous savez, les gens les plus simples ne voyagent plus que par avion ou par bus. Le train n’est plus ce qu’il était, par ici. Ma femme n’aime pas particulièrement ce mode de transport. Mais, en revanche, elle adore prendre le bus.
─ Vraiment ? déclara Mc Pherson.
Il se rapprocha de l’énorme maquette. Un petit panneau indiquait « Pikeville, trois mille habitants ». La plupart déambulaient dans les rues de la cité. Ils faisaient des courses, ou se dirigeaient vers un cirque au chapiteau de toile planté à l’extérieur de la ville. Les détails étaient incroyablement soignés.
Mc Pherson était en train d’admirer la superbe précision du travail, quand un cri lui échappa :
─ Je crois rêver, est-ce que… ?
Il entendit Pike éclater de rire, encore une fois. Un homme s’approchait de la ferme, alors que derrière celle-ci, un autre, tout nu, s’enfuyait, tandis qu’une femme hurlait par la fenêtre ouverte.
─ Tout ce travail est parfois fastidieux, déclara Pike. Pour le rendre moins monotone, j’y ajoute des petites touches d’humour. Il y a des douzaines de petites histoires similaires disséminées à travers Pikeville.
─ Incroyable. Et où sont les autres ?
Pike pointa son doigt vers la station d’essence :
─ En voilà une qui pourrait intéresser un détective comme vous.
Mc Pherson jeta un coup d’œil à Pike, puis suivit la direction indiquée. Au premier abord, il ne vit rien d’anormal. Puis, en regardant plus attentivement, il aperçu deux hommes masqués qui pointaient leurs armes vers un troisième. En se penchant encore, il put voir l’intérieur de la station-service où un autre employé se tenait les mains en l’air.
─ Bravo ! C’est très réaliste ! On pourrait passer devant cette station sans savoir qu’un hold-up s’y déroule.
─ Oui, mais n’oubliez pas Miss Friggett.
─ Miss Friggett ?
Pike indiqua une maison jaune de l’autre côté de la rue où, sur un balcon, une vieille femme parlait au téléphone, des jumelles à la main. Mc Pherson sourit, et vit la voiture de police qui prenait un virage sur deux roues non loin de là.
─ Les secours arrivent, commenta Mc Pherson en haussant les épaules. Si ça pouvait être aussi simple, M. Pike, mais la vie n’est pas ainsi. Franchement, nous ne savons pas ce qui est arrivé à votre femme. Mis à part la théorie de l’amnésie, je ne vois rien d’autre.
L’expression de plaisir qui se lisait sur le visage de Pike, alors qu’il suivait son train, s’effaça :
─ Vous pensez que c’est possible ?
─ Quelle autre explication ? Il y a deux semaines, votre femme prend le bus de sept heures et demie pour Spring City. Sa sœur l’attend à l’arrêt et votre femme ne se trouve pas dans le bus. Le conducteur prétend ne l’avoir jamais vue. Personne ne se souvient d’elle. Elle a disparu, à partir du moment où vous l’avez déposée à l’arrêt du bus.
─ J’aurais dû l’accompagner, mais mon ulcère me faisait beaucoup souffrir. C’est à peine si je pouvais conduire la voiture.
Mc Pherson acquiesça. Il était ravi de la diversion du train, mais il voulait découvrir ce qui avait pu arriver à madame Pike.
─ On a pensé que votre femme, désorientée, avait perdu subitement la mémoire. Si elle avait pris un autre bus par erreur, elle vous aurait sûrement déjà contacté.
─ Vous ne pensez pas à un kidnapping, par hasard ?
Mc Pherson n’avait jamais sérieusement envisagé cette hypothèse. Madame Pike avait cinquante ans, et un physique ingrat. Il ne semblait pas qu’elle ait eu un petit ami avec qui elle se serait enfuie. Outre l’amnésie, il restait la possibilité que M. Pike l’ait assassinée. Mc Pherson n’y coyait pas. Il s’éloignait de la maquette, quand quelque chose accrocha son regard. Au coin de deux rues de Pikeville, devant un arrêt de bus, se tenait une femme d’âge moyen, vêtue d’une robe mauve. Madame Pike, le jour de sa disparition, portait une robe mauve. Le détective sentit son pouls s’accélérer, et il se mit à la recherche d’autres « histoires » de M. Pike. La suivante était horrible. Dans une impasse, près d’un entrepôt abandonné, se tenait un groupe d’hommes. Ils regardaient un corps pendu au bout d’une corde. Et les badauds ne se contentaient pas de jouer le rôle de simples spectateurs, mais lançaient des pierres sur la victime. C’était un vrai lynchage.
Étonné, Mc Pherson se retourna vers Pike, mais le viel homme était occupé à arranger une scène de l’autre côté, vers les montagnes. Mc Pherson regarda ailleurs. Il découvrait beaucoup d’ « histoires ». Un chien courait, tenant un petit animal entre ses mâchoires. Une femme poignardait un homme dans le dos. Une autre femme se tenait en équilibre au bord d’un toit, prête à se jeter dans le vide. Un enfant avec un gant de baseball se faisait renverser par une voiture.
Mc Pherson en découvrait de plus en plus : des corps flottant dans des piscines, des crimes commis dans d’obscures impasses, des vols à la tire, mais une image le hantait particulièrement. Il s’agissait d’une maison identique à celle de Pike. À l’arrière, se trouvait un barbecue de briques rouges, similaire à celui de Pike. Et, dépassant le feu du barbecue, on pouvait apercevoir deux jambes recouvertes d’une robe de couleur mauve. Pike s’éclaircit la gorge et Mc Pherson sursauta.
─ Je vois que vous avez découvert mon sens de l’humour noir.
─ C’est ainsi que vous appelez ça ? Le vieil homme haussa les épaules.
─ M. Pike, il va falloir que j’aille examiner votre barbecue, vous vous en doutez.
─ Oui, bien entendu, répondit M. Pike, en souriant.
C’est tout à fait normal. Le train traversa un croisement et fit entendre un siflement.
─ Le rapide de Pikeville. Il est à l’heure à présent. Il m’a toujours posé des problèmes…
─ Pourquoi, M. Pike ? Pourquoi avez-vous fait ça ?
─ Est-ce que cela a de l’importance ?
─ Oui, je le crois.
Le vieil homme soupira et se remit à travailler sur sa montagne.
─ Vous ne pouvez pas voir les dégâts, mais elle a jeté une brique dans la ville. Ici. Je n’ai pas pû me contôler. Cela s’est passé en quelques secondes. Elle déclarait que je passait trop de temps ici. Peut-être avait-elle raison. Mc Pherson se dirigea vers le vieillard qui lui demanda :
─ Vous croyez que j’ai une chance d’être libéré sous caution ?
─ Je l’ignore, monsieur.
─ Les horaires ne sont pas encore tout à fait au point, pour le rapide de Pikeville, et il reste du travail sur le train de marchandises de cinq heures.
Mc Pherson toussa.
─ Je vous assure, c’est très important.
Mc Pherson se fraya un chemin dans le dédale des passerelles donnant accès à la maquette et essaya d’imaginer le vieillard assis, seul, en train de sculpter ses horribles figurines, les peignant et les plaçant pour former un monde de cauchemard. Sans aucun doute, il était fou. Mais cela importait vraiment peu pour monsieur Pike. Où qu’il soit enfermé, on lui enlèverait son train, et du même coup son unique raison de vivre. Mc Pherson n’osait plus le regarder. Ses yeux s’arrêtèrent sur la scène que M. Pike venait de terminer dans la montagne. La forêt y était épaisse. Dans une petite clairière, il vit un vieil homme aux cheveux blancs, une pelle à la main. À côté de lui, on distinguait une tombe peu profonde. Mc Pherson sentit ses muscles se contracter. Près de la tombe, il aperçut le corps d’un homme habillé d’un costume gris-vert. Mc Pherson n’eût pas le loisir de vérifier qu’il portait bien ce jour-là un costume gris-vert. Toute son attention était concentrée sur le terrifiant revolver que M. Pike pointait sur lui.
Fin
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M. Pike’s Hobby, traduit par Stéphane Bourgoin. Publié avec l’aimable autorisation de Ellery Queen’s Mystery Magazine.
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